Voir en peinture / Musée des Beaux-arts de Dole - Lienart
L'artiste comme le poète a toujours un temps d'avance parce qu'il voit au-delà de ce qui est apparent. Parce qu'il ressent ce qui est indéfinissable et que pourtant il exprime. Pourquoi ? Parce qu'il est à l'écoute. Parce qu'il crée à partir de perceptions intimes et profondes. Les Indiens ne voulaient pas être photographiés par peur qu'on dérobe leur âme. La peinture à l'inverse la restitue.
Après le MASC, Musée d'Art moderne et contemporain des Sables d'Olonne (5 février – 28 mai 2023) et le musée Estrine de Saint-Rémy de Provence (10 juin – 17 septembre 2023), l'exposition Voir en peinture. La jeune figuration en France, est présentée au Musée des Beaux-arts de Dole (13 octobre 2023 - 3 mars 2024) sous la direction de Samuel Monier, responsable des collections et des expositions temporaires. A quel critère correspond le choix de ces trente artistes ? C'est la surface des lieux qui a imposé cette jauge et impliqué une sélection difficile.
Le catalogue est établi sous la direction de Anne Dary, conservatrice en chef honoraire du patrimoine qui signe l'avant-propos. Avec des textes, contributions éclairantes de Marie de Brugerolle, historienne d'art et commissaire d'expositions : Des figurations, Denis Laget, peintre et enseignant : Enter the Ghost, Exit the Ghost. Re-enter the Ghost, et Didier Semin, historien de l'art Le débat est-il soluble dans la fête ?
Les commissaires de cette exposition défendent toutes et tous le médium peinture. Les trois musées impliqués axent leurs collections sur la peinture figurative du XXe siècle. Au sein des écoles des Beaux-Arts, qui pendant longtemps n'ont eu que peu de peintres dans leurs corps professoraux, c'est grâce à quelques "outsiders" que cet art continue à être enseigné. Autour de ces artistes, tels Denis Laget à Saint-Etienne, Jean-Michel Alberola, Philippe Cognée, François Boisrond et Nina Childress à Paris, Laurent Proux à Toulouse, Marc Desgrandchamps à Lyon ou Jean François Maurige, François Perrodin et Guillaume Pinard à Rennes, de nouvelles générations viennent de nouveau enrichir le langage pictural.
Cette exposition avec ces trente artistes rend compte de cet engouement pour une nouvelle peinture et permet d'en cerner les caractéristiques. On appréhende leurs inquiétudes et leurs préoccupations face à la saturation d'images de notre époque, qui, quoi qu'on en dise est loin d'être une période de communication. Les grands genres de la peinture ancienne sont revisités établissant des passerelles entre le passé et le présent, l'un éclairant l'autre. Ces artistes néanmoins inscrits dans notre temps tout en dénonçant ses dérives, boostent leur inventivité avec des expérimentations techniques.
Le texte incisif de Didier Semin relate « la malédiction qui hante la réception de la peinture figurative en France depuis les années 1920, malédiction dont semble enfin délivrée cette jeune génération. » Cette pierre jetée à la représentation du réel en peinture serait-elle une « exception française » ? L'essai d'une verve savoureuse signé par Denis Laget pointe l'attitude consternante du monde de l'art face aux peintres figuratifs de l'époque présente : la récupération « en tête de gondole ». Parlant de la jeune scène « que dire de la légion de curateurs improvisés qui se jette sur son berceau tels des assaillants de la cabine d'Une nuit à l'opéra des Marx Brothers ? » Bravo, il fallait le souligner. Marie de Brugerolle propose une réflexion sur le statut actuel des images et la différence entre image et peinture. Elle écrit : « La peinture pourrait être l'arme pour déjouer les illusions programmées. Elle n'est pas muette mais fabricante d'une autre histoire : implosive. » Il est conseillé de lire les textes des catalogues qui sont la plupart du temps feuilletés comme des livres d'images et qu'on pose négligemment dans la bonne société sur la table basse du salon pour épater les invités. Ils sont éclairants. Ils produisent l'analyse et le partage de connaissances de personnes compétentes.
En art, comme en toute chose, tout est mouvement : action -réaction. Transformation, mutation, métamorphose. Il en est ainsi. Eternel recommencement. Nous sommes différents et pourtant animés des mêmes sentiments que les premiers hommes. A titre d'exemple : Une mosaïque antique grecque représente sur un fond uni neutre couleur coquille d'œuf des éléments épars du quotidien, bien séparés les uns des autres. Nathanaëlle Herbelin qui se concentre sur les choses simples à fait un tableau d'une pièce avec des objets au sol. Son titre : Moi aussi j'étais là. Ces regards à plus de deux millénaires de distance sont les mêmes, bien qu'exprimés différemment. La nostalgie, le temps qui passe, un souvenir évanescent, laisser une trace, etc.
Chaque artiste est présenté par un texte analytique de son travail et des peintures présentées : démarche, composition, technique. En exergue est citée une phrase du peintre, synthèse de sa démarche. Louise Belin : « Je peins des fantômes qui m'échappent, des souvenirs qui ne sont pas les miens. » Thomas Lévy-Lasne : « Ce qui m'intéresse, c'est d'être dépassé par le monde des apparences… », Clémentine Margheriti : « La peinture me lie à ma langue, elle est ma matière à penser, ma présence au monde. » Eva Nielsen : « Ce qui m'intéresse est le fait d'atteindre un point où la peinture se joue elle-même, où elle fait ce qu'elle veut. » Manon Vargas : « Le tableau est un monde à lui tout seul qui contient quelque chose, un écosystème. »
Bien sûr on reconnaît des influences, la génération spontanée n'existe pas. Nous sommes tous reliés. Mais ce qui intéresse après digestion des « apprentissages » c'est la chanson intérieure personnelle de chaque artiste. Cette sélection est riche des différences d'approches, de styles et de préoccupations. La qualité des œuvres est indéniable. Le dialogue est ouvert entre la peinture et ceux qui la regardent. Les rencontres s'opèrent en fonction de ce que nous sommes, constitués de souvenirs parfois enfouis, comme cette troublante « madeleine ».
Juste un petit rappel pour celles et ceux qui connaissent mal l'histoire de l'art du XXe siècle. Le regain de la figuration en peinture n'est pas complètement nouveau. Au début des années 1960, la Nouvelle figuration et la Figuration narrative sont nées en réaction à l'abstraction qui occupait les devants de la scène. Rendons grâce aux aînés : Klasen, Arroyo, Fromanger, Cueco, Télémaque, Rancillac, Monory, Aillaud, Recalcati, Cremonini, Adami, etc. Fermons la parenthèse.
Les excès nuisent en tout. Dommage que des « guerres », des querelles s'opèrent perpétuellement. Il y a la peinture, l'art, la création, sous toutes ses formes. Seuls le fond et l'émotion que véhicule l'œuvre importent. On peut être touché par un Rothko jusqu'aux larmes, allez savoir pourquoi, par un De Staël, tout autant que par un Modigliani, un Bacon ou un Aillaud. Le talent et la sincérité profonde sont seuls à prendre en considération. Nos différences constituent une harmonie, Le chant du monde cher à Giono. Le regain d'intérêt pour la peinture et la figuration est bienvenu et salutaire dans le sens où rétablir une injustice est indispensable. C'est pour cette raison que cette exposition est formidable, ne serait-ce aussi pour prendre date et suivre le parcours de ces peintres.
Autres artistes non cités dans l'article : Marion Bataillard, Nadjib Ben Ali, Mireille Blanc, Guillaume Bresson, Elvire Caillon, Ymane Chabi-Gara, Clémentine Chalançon, Mathieu Cherkit, Corinne Chotycki, Jean Claracq, Cyril Duret, Valentin Guichaux, Aurélie de Heinzelin, Simon Leroux, Jérémy Liron, Simon Martin, Ainaz Nosrat, Marius Pons de Vincent, Laurent Proux, Christine Safa, Louise Sartor, Shu Rui, Marine Wallon, Miranda Webster.
Broché à larges rabats. Format : 23 x 25 cm. 157 p. 22,50€. Beau catalogue pour le prix d'un roman. Ne vous en privez pas. Musée des Beaux-arts de Dole, jusqu'au 3 mars 2024.
Paule Martigny – Mémoire des Arts / blog-des-arts.com