Père-patrie / Éditions L’Aube

Lundi, 3 Février, 2025 - 10:03

« Comment retracer ce qui n’est plus ? » C’est le thème récurrent de ce premier roman de Jean-Robert Jouanny, incandescent et subtil.

Le roman démarre de façon tonitruante. Un pamphlet qui secoue. Jean-Robert Jouanny parcourt le cimetière russe de Saint-Geneviève-des-Bois. C’est aussi le moment où il ferme les cartons où il "enterre" livres et objets rappelant sa Russie. Sa Russie comme une défunte. Cartons remisés à la cave. Livres glissés sous le lit. Référence à Jankélévitch qui mit au banc toute sa bibliothèque allemande et tout ce qui se référait à ce pays et cette culture tant aimés, après l’arrivée des nazis. Rompre pour faire le deuil et s’interroger sur sa propre identité. "J’allais aimer la Russie comme une malédiction."

Père-patrie. Titre étrange. Ces deux mots forment une tautologie. Patrie étant étymologiquement le pays du père. Jean-Robert Jouanny assume cette association. Père, l’image est double. Son récit s’attarde sur l’attachement au père décédé qui avait soixante ans à sa naissance et à sa passion contrariée pour la Russie. Il creuse son intérêt philologique du russe et sa passion de la lecture : "C’est que je vois surtout les livres comme des morceaux d’existence, des éclats de ma propre mémoire." Le lien est établit entre sa bibliothèque comme un journal intime, et son père, professeur de lettres. Le déni de sa dégénérescence au soir de sa vie trouve sa résonance dans son lien avec la Russie.

Le choix conçu pour lui par ses parents du russe en première langue sera déterminant. Ses multiples séjours à Moscou, les voyages en transsibérien, son amour pour la littérature russe et pour Olga, tout est judicieusement associé dans un style mêlant émotion et ironie. La Russie, c’est la démesure, le mensonge et la méfiance, la transgression, les excès, et la résilience. Se référant à Dostoïevski, Jean-Robert Jouanny écrit qu’il lui a donné "ce que la Russie a de pire, son cynisme, son drame, son aptitude à la souffrance, et ce que la Russie a de plus précieux, aussi, la régénérescence et le possibilité de l’amour." Le vague à l’âme, pris très au sérieux par les Russes, trouve sa correspondance dans la nature ténébreuse de Jean-Robert Jouanny. On pense aux auteurs résolument mélancoliques, Romain Gary ou Joseph Kessel. Celui-là même dont l’entrée au cabaret russe Raspoutine à Paris était immuablement salué par sa chanson fétiche Les Yeux noirs, entonnée par Valia Dimitrievitch. Une voix à vous retourner le cœur.

Oublier pour ensuite faire revivre. Un peuple capable de mettre le feu à Moscou, ville adorée, pour ne pas la céder à l’occupant, un certain Napoléon, répond à une nature spécifique. On ne peut pas raisonnablement, rationnellement comprendre la Russie. La nostalgie d’un "esprit" révolu de Sylvain Tesson dans Berezina, cette âme a-t-elle disparu ou est-elle en sommeil ? Ce livre attisera ou réveillera votre désir de lire ou relire les auteurs russes, en l’occurrence Boulgakov et précisément Le Maître et Marguerite, métaphysique, burlesque et romantique. Russe, en somme ! La bibliographie et la filmographie sont abondantes. Les références sont essaimées dans ce roman profond, attachant et caustique.

Quelques lignes magnifiques concluent ce beau texte. "La Russie a été mon leurre et mon mensonge. Mon "Autre Rivage" dirait Nabokov. Cette patrie-là n’existe pas, certes, mais je ressens à son égard une infinie gratitude au moment de reprendre la voiture car c’est elle qui m’a montré le détour qui me ramène à mon père. »

Jean-Robert Jouanny, né en 1986 a étudié et vécu en Russie, puis enseigné la civilisation russe à Sciences-Po. Dans ce premier roman, « autobiographique », il cherche des réponses à ses nombreux questionnements, mêlant les tragédies de l’histoire à son vécu intime. Une lecture vivement recommandée. Broché. Format : 14 x 22 cm. 232 p. 19,90€

Paule Martigny / Mémoire des Arts – blog-des-arts.com